L’héritage des boomers

La France a récemment découvert qu’elle était trop endettée, deux fois plus que ne l’autorisent les règles de l’Union européenne. Il en résulte un branle-bas de combat et les gouvernements se succèdent du fait de leur échec à, non pas rembourser, mais tenter de ralentir cette évolution infernale.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de la France, mais deux moyens, plus ou moins liés, de gérer cette situation font désormais défaut :

  • Le recours à l’inflation : autrefois, c’est à dire avant l’euro, l’État pouvait créer de la monnaie en abondance, les prix augmentaient et l’endettement se diluait : c’est ainsi par exemple que l’excès d’endettement provoqué par la seconde guerre mondiale a pu être pratiquement effacé au grand dam des rentiers français qui furent ruinés et d’une population laborieuse, dont les revenus n’étaient pas indexés.
  • Le recours aux dévaluations. Tant que la France a disposé de sa propre devise, elle a fréquemment procédé à des dévaluations, notamment après les embardées économiques consécutives à mai 68. Il en résultait un rééquilibrage des échanges extérieurs, réduisant le besoin d’emprunter pour financer nos importations ainsi qu’une pression inflationniste bienvenue pour réduire le poids d’une dette contractée pour l’essentiel en francs.

L’adhésion à l’Euro et l’indexation générale des revenus ont supprimé ces deux facilités que sont l’inflation et la dévaluation.

Pour autant la situation justifie- t-elle la dramatisation récente et l’endettement est-il le seul héritage que les boomers laissent aux générations futures ?

La dette a déjà été financée à peu près à moitié par les résidents français actuels. La dette nette n’est donc pas de 3 500 milliards, mais plutôt de l’ordre de 1 800 milliards. Au cours des soixante prochaines années, en cas de remboursement régulier, les adultes, actifs et retraités d’aujourd’hui en assumeraient 40 %. Et les jeunes à naître ou de moins de 20 ans aujourd’hui, 60 % – et moins dans le cas où les marchés financiers s’affoleraient et où un effort devrait être engagé immédiatement.

De surcroît, personne ne considère qu’un État ne devrait avoir n’aucun endettement. L’Union Européenne estime d’ailleurs comme normal un endettement équivalent à 60 % du PIB.

Il résulte de ces deux faits que les pauvres héritiers n’auraient donc à rembourser que 30 % !

Ce n’est pas tout. Si les agences de notation (dont l’activité consiste à évaluer la solvabilité d’un émetteur) considèrent qu’il est possible de faire crédit à un État, c’est que ce dernier dispose d’un certain nombre d’atouts et tout d’abord d’actifs, peu mobilisables par les créanciers étrangers, mais dont les fruits profitent chaque jour aux nationaux. Il paraît raisonnable d’en tenir compte, au moins autant que du passif

Selon l’évaluation annexée au compte général de l’État, les immeubles, routes, ponts, entreprises, musées et collections d’art et la multitude d’autres biens qu’il possède, représentent en tout 1 500 milliards d’euros. À cela s’ajoutent les patrimoines des collectivités locales et des hôpitaux publics pour un montant pratiquement équivalent. Si on compare actifs physiques et endettement, on constate que l’héritage ne devrait pas être trop inquiétant.

Mais cette évaluation ne prend pas en compte les actifs immatériels, c’est-à-dire la formation, la santé publique, la sécurité, la justice et tout ce qui enrichit notre vie actuelle par rapport à celle de nos prédécesseurs. Que ceux qui ne mesurent pas la valeur de cet héritage, réalisent que les quarante années d’espérance de vie gagnées en deux siècles, la survie des 80 % d’enfants qui mouraient avant l’âge de 5 ans, le fait de manger à sa faim, d’être éduqués et tous ces autres progrès qui font l’agrément de la vie moderne, résultent d’investissements réalisés sur la durée, particulièrement depuis 1945, et non du cours naturel des choses.

Une histoire du capital humain

Tous ces biens immatériels représentent ce que l’OCDE et la Banque mondiale appellent le capital humain ; il est estimé entre quatre et huit fois le PIB annuel d’un pays, soit pour la France, un minimum de 12 000 milliards d’euros. Près de quatre fois la dette :  les dépenses relatives à l’enseignement sous toutes ses formes, supérieures à 100 milliards par an pour les 67 millions d’habitants que nous sommes, en représentent une part essentielle.

Ce capital humain fait toute la différence entre l’avenir d’un bébé venant au monde en France et celui d’un autre né dans un village du Sahel ; c’est lui qui fonde une émigration massive depuis les pays à faible développement vers ceux enrichis par leur passé. En France, chaque résident, autochtone ou immigré, dispose de l’usufruit des biens publics et du capital humain de la nation dont le montant moyen représente entre deux et quatre millions d’euros par personne.

La dette pose des problèmes certains dont il faut se préoccuper, mais qualifier l’héritage de négatif serait simplement stupide.

Par ailleurs, l’attribuer aux boomers témoigne d’un aveuglement stupéfiant : à l’issue de la dernière guerre, la France était pauvre. Son niveau de développement était faible (PIB environ six fois moindre qu’actuellement), les destructions et les dettes de guerre étaient importantes et bien des actifs étaient frappés d’obsolescence en raison de l’évolution des techniques, de celle des besoins et de l’exode rural. L’essentiel du patrimoine physique et immatériel actuel a été constitué entre 1945 et la fin du 20ème siècle et l’essentiel de la dette contractée postérieurement. Bizarrement, depuis l’entrée dans la zone euro.

Par ailleurs, on ne peut considérer que les patrimoines public et privé soient indépendants l’un de l’autre : le patrimoine des ménages a été largement constitué à partir de l’épargne, donc du revenu – lequel doit beaucoup au niveau d’études et de santé de la population ainsi qu’au développement des entreprises, lui-même dépendant des infrastructures publiques pour l’énergie, les télécommunications, les transports, la sécurité, la formation, l’état du droit etc.

En résumé, le patrimoine public physique et le capital humain que l’État a financé produisent des dividendes dont une partie importante se retrouve dans les patrimoines privés évalués par l’INSEE en 2023 à 14 000 milliards d’Euros soit quatre fois l’endettement brut.

Sur le long terme, la valeur globale des patrimoines privés dans les pays occidentaux s’avère corrélée positivement avec l’importance du patrimoine public et du capital humain. La situation des héritiers apparaît donc plutôt enviable et est en effet enviée par les citoyens de nombreux pays.

Bien des choses pourraient encore l’améliorer ; essentiellement la croissance économique. Une croissance moyenne de 1,5 % par an n’est pas hors de portée compte tenu du capital global accumulé par le pays. À l’échelle d’une carrière, cela signifierait une croissance globale de 60 % du PIB et réduirait de 25 % le poids relatif d’un remboursement étalé sur cette durée.

Il est fort possible que les générations à venir soient moins prospères que celles qui les auront immédiatement précédées. L’endettement n’en serait pas la cause première.  Il faudrait plutôt chercher celle-ci dans un héritage mental portant à croire en un destin exceptionnel, à prétendre à un magistère sur le monde et espérer en percevoir des tributs permettant de s’épargner les affres du travail, le poids des enfants et le choix entre la préservation de la planète et la prospérité.

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