Le printemps est la saison de la publication des comptes des grandes sociétés ; elle est à l’origine d’un nouveau marronnier pour la presse : le salaire des dirigeants.
La tonalité principale est bien sûr la réprobation : comment un dirigeant peut-il s’allouer une rémunération 100 fois ou 1000 fois supérieure à celles de salariés de base ? Démesurée par rapport à ses besoins ? Un mérite exceptionnel la justifierait-elle ?
Le problème est mal posé. Il est exact que la rémunération des uns et des autres ne parait proportionnelle ni aux besoins, ni au mérite, ni à l’impact social du rôle et des personnes : un haut fonctionnaire, un chercheur, un général n’ont pas nécessairement moins de talent, ne travaillent pas nécessairement moins et n’ont pas un impact sur la vie de la société moindre que le PDG d’une entreprise quelconque mais ils ne peuvent prétendre qu’à une rémunération et des avantages sans commune mesure avec ce dernier. Tout au plus peut-on dire qu’ils se sont engagés dans ces carrières en le sachant et en y trouvant sans doute d’autres motifs d’intérêt.
Il est exact également que, lorsqu’une rémunération très élevée paraît justifiée par la difficulté du travail où son impact social, elle tend à être versée aux titulaires des postes qu’ils soient à la hauteur des attentes ou non ; 20 % des responsables des grandes entreprises sont vraiment de grands patrons capables de conduire leurs entreprises au-delà des tempêtes et des évolutions du monde ; 60 % sont des gestionnaires compétents, capables d’assurer le bon fonctionnement de l’entreprise tant que le temps reste calme. Les autres sont nommés par défaut parce que l’offre de talents est insuffisante par rapport aux besoins, mais aussi parce qu’il est difficile d’évaluer toutes les exigences futures des postes.
Ces trois catégories de personnes prétendent néanmoins aux mêmes rémunérations et seule une partie liée aux résultats, souvent affectée en plus ou en moins par le hasard, fait une différence après un certain temps.
La forte rémunération d’une vedette du sport ou du show-business n’attire pas les mêmes critiques parce que la contribution des uns et des autres est aisément mesurable : l’un a marqué beaucoup de buts et fait gagner son club, l’autre a rempli des salles de spectateurs enthousiastes et vendu des millions de disques ; ces critères sont simples, transparents, objectifs. Ce n’est jamais le cas pour un dirigeant d’entreprise apprécié sur différents critères, au demeurant évolutifs, dont la mission principale est d’organiser et de maximiser la contribution des autres.
La révolution industrielle intervenue depuis Denis Papin a été un phénomène unique dans l’histoire des sociétés qui a permis à l’immense majorité des populations qui l’ont vécue de s’affranchir de la misère ancestrale, de gagner en espérance de vie et de se multiplier ; si, en soi, la multiplication de la population n’est pas un bien, le recul de la mort qu’elle implique l’est sans contestation possible.
Ce succès, fondé sur le progrès technologique et le capitalisme capable de financer la recherche et sa mise en œuvre, a enrichi les propriétaires des instruments de production qui en étaient en même temps les gestionnaires. Désormais la société est devenue globalement une société de mandataires : les grandes entreprises, sauf exception, ne sont plus dirigées par leurs propriétaires mais par des spécialistes et ceci que les propriétaires soient peu nombreux et riches ou de multiples épargnants opérant directement ou à travers des fonds de placement, des contrats d’assurance ou des fonds de retraite.
Pourquoi lorsque les fonctions de propriétaire et de gestionnaire sont distinctes, faudrait-il que les seconds soient à l‘origine d’une valorisation du capital des premiers au-delà de la rémunération standard sans en tirer parti ?
Dans quelques cas cités récemment par la presse, des dirigeants salariés ont permis le développement de leur entreprise et de riches actionnaires ont vu leur patrimoine multiplié par 3 ou 4. Ce n’est pas la rémunération normale du capital qui a produit ce résultat mais bien le savoir-faire du management qui a su réunir et diriger avec succès énergies et talents pour obtenir des résultats dépassants largement la moyenne. Si on regarde ce qu’ont pu gagner dans le même temps les petits actionnaires dont l’épargne globale constitue l’essentiel du capital des grandes entreprises cotées, il s’agit de peu de choses : si les dividendes qu’ils perçoivent sont nominalement les mêmes que ceux des grands actionnaires, les frais qui leur sont facturés par les professionnels, intermédiaires ou gestionnaires, et les impôts auxquels ils sont soumis , les amputent fortement et on comprend que c’est sans enthousiasme qu’ils voient leurs mandataires empocher de très gros chèques.
La solution serait qu’au-delà d’une rémunération acceptable par l’opinion publique et donc limitée, le complément leur soit attribué aux frais des grands actionnaires qui leur ont confié la direction de l’entreprise.
C’est le sens d’une décision prise en son temps par Madame Bettencourt, très importante actionnaire de L’Oréal, qui a décidé de faire bénéficier Lindsay Owen-Jones dont l’action pendant 18 années à la tête de L’Oréal avait conduit à la multiplication par trois de son immense fortune, d’un bonus de 100 millions d’euros.
Une telle évolution serait en mesure de moraliser davantage donc de mieux faire accepter les grosses rémunérations, de responsabiliser davantage ceux qui désignent les dirigeants et une justification de l’écart de fiscalité entre les petits actionnaires et ceux qui contrôlent l’entreprise via des holdings.